Figure et fond d’Isidore Isou

Texte de Mauricio Hernández, 2011
¡Cómo diablos Marie!, diríale Pierre–como a otra, en otro tiempo, Adán,

¿cómo diablos descubriste esta quimera ?

Los franceses , Pedro Sin Cerebro

« Une cravate de bave pendue à une dent d’ivoire », avec ce verbe qui pourrait constituer la vitrine du meilleur surréalisme, le roumain Isidore Isou définit en 1951, un nouveau rapport entre la parole et l’image dans la forme cinématographique. Dit autrement il propose le renversement du schéma figure/fond (image/son) dans un nouveau et modulable rapport hiérarchique : son/image. Il crée ainsi un ‘rapport disjoint’ au cœur même de son film-manifeste Traité de bave et d’éternité. A l’image, la caméra le suit dans un plan d’ensemble derrière la fenêtre de La Rhumerie au 166 Boulevard Saint-Germain, à Paris. C’est le début ou la fin de l’hiver [[On sait qu’il a réalisé le film entre le 15 août 1950 et le 23 mai 1951 et l’a présenté à Cannes pendant l’été. Les piétons portent des manteaux, Isou est bien habillé, mais il a le cou à découvert. À certains moments, il y a des bribes de la lumière du matin. ]], il vient de traverser la rue de L’échaudé, ses pas, légèrement faux, faussement distraits, contrastent avec le rythme naturel d’un passant, puis avec l’impassible incorruptibilité du réel. Il poursuit : « Comme si, sans cesse, l’image promenait un camp invisible, surnaturel et inhumain, d’où une voix indifférente aux choses humaines débiterait ses oracles ! », elle a annoncé, « la destruction du cinéma », la déchirure de ses deux ailes, « le son et l’image ».

Il y aurait d’abord, dans la tentative d’Isou, un parallèle entre ce qu’il appellera le cinéma discrépant et la poésie lettriste. Le langage –porteur d’image- est réduit, dans celle-ci, à un cadre purement phonétique ; le cinéma –médium d’image- se soumet à un cadre régi par la parole. Mais la transgression de genres est générale, il a voulu introduire la parole dans la plastique, la peinture dans le roman [[Il y aurait d’autres passages “dans ce qu’Harold Rosenberg –la citation est de Jean-Michel Bouhours, appelle la “dé-définition de l’art” (Bouhours, 2010), mais en ce qui concerne l’exemple ici donné il faudrait se rapporter à une analyse plus approfondie du Manifeste de l’œuvre plastique parlante dans Le lettrisme et l’hypergraphie dans la peinture et la sculpture contemporaines, et à l’Essai sur l’évolution et le bouleversement total de la prose et du roman, la lecture que fait Isou de l’état général de l’art et du roman ne manque pas, malgré le ton ‘messianique’, de tirer des riches conclusions.]], le roman dans le cinéma; son film est un manifeste et aussi le roman de la vie d’un jeune né en 1925, le style est remarquable. Le manifeste cinématographique, est précédé de l’ Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique (1947) (manifeste de la poésie lettriste), une Esthétique du cinéma (1950), et un Traité d’économie nucléaire, Soulèvement de la jeunesse, encore inédit à la date de sortie du film. Ceci ne comprend pas son activité proprement littéraire ni son incursion dans la peinture, il s’agit simplement des œuvres qui par leur contenu cherchent à reformer les fondations de tout ce qui se trouve sur son passage. On pourrait continuer la liste, Fondements pour la transformation intégrale du Théâtre (1953), Introduction à l’esthétique imaginaire (1956), un Traité d’Erotologie mathématique et infinitésimale (1959), une Théorie nucléaire de la Monnaie et de la Banque (1966), elle serait interminable, et devrait s’élever à la puissance du nombre de participants qui vont du Lettrisme à l’Internationale situationniste, en passant par l’Internationale lettriste. Leur action doit se comprendre dans cet étendu polyvalent artistique, dans cette énergie de tout vouloir subvertir, sans faire cas de ce qui avait déjà été dit ou fait par leurs prédécesseurs. [[Dans l’ostracisme qui entoure le mouvement d’Isou on ne manque pas de remarquer l’emphase avec laquelle les historiens insistent sur certaines manifestations qui anticipent le lettrisme, Dada–concernant la poésie, et le Suprématisme –pour ce qui se refère à la plastique. L’ensemble viserait à justifier le silence et l’effacement volontaire pour réduire l’impact réel du Lettrisme. L’erreur comise à notre avis et celle, provenant tantôt des critiques, comme du propre Isou, de vouloir faire une Histoire des ‘premières fois’.]] “Si je me sens mieux à Saint-Germain-des-Prés, que partout ailleurs –dira Isou, c’est qu’il y a dans ce trouble et dans sa désobéissance intellectuelle comme le défi le plus élevé et le plus sensible de la connaissance humaine.”[[ISOU, Jean-Isidore, Préface, Le film est déjà commencé?, Maurice Lemaître, Jean Grassin Éditeur, Paris, 1952, p. 12 ]] Le reproche généralisé envers la génération précédente sera amer et manifeste chez tous les participants du groupe.

« Il y a dans la presse (sic), comme un désabusement devant la mare où nous nageons. François Mauriac (et je m’excuse de citer un type pareil, mais il fait partie des documents de l’époque, comme France-Soir), affirme que Saint-Germain est une des tumeurs du pays, un des eczéma de l’époque. (…) Nous serions peut-être capables de mourir pour une foi, comme les autres. Ce qui emmerde les Mauriac, c’est que nous ne soyons plus capables de mourir pour les ruines de leur foi ».[[Ibid., p.11]]

L’après guerre s’annonce selon deux voies divergentes, curieusement exprimées à un an de distance, à l’intérieur de la même maison d’édition, la prestigieuse Gallimard. Tout d’abord celle qu’incarne Isou et son manifeste Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1947), où celui-ci avance deux idées fondamentales pour comprendre son œuvre: la phase ‘cisélante’ –celle qui déconstruit un structure donnée, et la phase ‘amplique’–où les nouvelles formes s’épanouissent ; et l’autre, clé aussi pour avoir un panorama des chemins les plus importants empruntés par la seconde moitié du XXe siècle[[Les deux voies ici mentionnées parlent justement d’une divergence, mais ne veulent pas signifier par là que ce soient les seuls, 1947 est aussi l’année – exemple sui generis de la riche palette d’une pensé qui en France va donner une quantité considérable de fruits, de la création du Collège de Pathaphysique.]], incarnée par Sartre et son Qu’est-ce que la littérature, où celui-ci donne les bases du profil indépendant de l’intellectuel, non plus à la merci d’un roi mécène, mais entièrement indépendant, ce qui s’annonce -dans le cas de l’existentialisme- comme la constitution d’un nouvel establishment intellectuel, cible parfaite pour l’avant-garde en cours.

À partir de Traité de bave et d’éternité, vont suivre des films importants qui donneront au-delà d’un aperçu de cette génération, un état des lieux de la puissance et des possibilités de la démarche effectuée : la disjonction. Le film est déjà commencé? (1951) de Maurice Lemaître, L’anticoncept (1952) de Gil J. Wolman, Hurlements en faveur de Sade (1953), de Guy Debord, pour ne citer que les premiers qui se sont manifestés dans ce courant. Ils n’appartiennent pas à la génération qui avait 20 ans quand la guerre a éclaté, mais quand elle a fini, la différence est plus que significative. Les zazous se berceront avec le jazz et vivront leur jeunesse dans les caves de Saint-Germain, les lettristes débarqueront comme de véritables outsiders, sur un terrain en pleine reconfiguration. Boris Vian décrit Gabriel Pomerand, le cofondateur du lettrisme avec Isou, de la façon suivante:

“Gabriel POMERAND : Signe particulier: crasse, affirme-t-il. Et le fait est que, longtemps, on ne put approcher ce bon Gabriel sans précautions élémentaires; mais ça lui a passé, et maintenant, il se rase et s’habille comme tout le monde, ce qui est ça façon la plus singulière. Vingt-quatre ans [Boris Vian écrit le Manuel de Saint-Germain-des-Près en 1951], un mètre 68, cheveux hirsutes, yeux noirs, poids 50 kg; il fut successivement parasite, prisonnier, étudiant, résistant, écrivain, gigolo, puis époux. Son rêve, c’est d’être membre de l’Académie française et milliardaire (la première partie paraît le plus facile à réaliser). Pomerand fut un des éléments surprenants du Tabou, du temps de ses beaux soirs. Il avait une façon bien personnelle de vociférer ses œuvres lettristes à la face du monde, et on se demandait à chaque instant d’où il sortait sa voix et s’il en resterait pour les mot suivant. Le mot? Mot est-il le mot? Y a-t-il des mots lettristes?”[[VIAN, Boris, “Manuel de Saint-Germain-des-Près”, Œuvres complètes tome 14, Fayard, Paris, 2002, p.183]]

Leur alibi d’action sera très vite perçu comme un excès. André Breton, de retour en 1946 de son séjour en Amérique, sera aussi immédiatement confronté au nouvel ordre intellectuel, qui pourrait se voir avec le recul, comme un ensemble anarchique de luttes intestines pour dominer un scène qui revenait à la surface. “Les premières mises en accusation émanent de ses anciens amis communistes […] Pour Sartre, le surréalisme fait partie des phénomènes de l’autre après-guerre “comme la charleston et le yoyo”. Ou selon Olivier Todd : Breton paraissait “prêcher d’une autre planète.” [[KOPP, Robert, Album André Breton, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2008, p.274.]] Le coup lettriste ne se fait pas attendre, la rencontre est féroce, Isou publie en 1948 Réflexions sur André Breton où il se livre à une chronique acide de l’ambiance générale. Son premier contact avec Breton se fait par téléphone, Breton souhaiterait le connaître, Isou se garderait de lui parler de ses idées avant que celles-ci ne soient publiées, il donne témoignage d’un vieux Breton, il a à peine 52 ans mais Isou, le passe volontairement à la trappe. Ceci nous aide à comprendre toujours l’ostracisme que suivra le groupe de jeunes, mais l’ensemble est symétrique. Comme dit Sartre, le surréalisme appartient à la première après-guerre, c’est-à-dire à la génération qui avait 20 ans en 14-18. L’histoire se laisse parfois lire à l’envers, on arrive à un point aussi ‘ciselant’ -si l’on emploie le terme d’Isou, pour comprendre une phase essentielle du parcours qui suit la forme cinématographique. Dans Hurlements en faveur de Sade, Guy Debord commence son film avec un “Aide mémoire pour une histoire du cinéma: 1906 Le voyage dans la lune, 1920 Le cabinet du Dr. Caligari, 1924 Entracte, 1926 Le Cuirassé Potemkine, 1928 Un chien Andalou, 1931 Les lumières de la ville (naissance de Guy Ernest Debord), 1951 Traité de bave et d’éternité, 1952 L’Anticoncept, Hurlements en faveur de Sade”. Comme on verra ce besoin de reformuler le cinéma est pour la génération lettriste lié à la revendication d’une cinéphilie accomplie, le besoin de détruire le cinéma est en grande partie le besoin de nier une tendance du cinéma qui avait occupé les salles entre 1931, date du film de Chaplin, et 1951, où le lettrisme va s’acharner depuis le début contre “la branche des spectacles” [[Isou, op. cit., p13.]].
Entracte de René Clair et Un chien Andalou sont passés à l’histoire, avec d’autres bien évidemment, comme des films d’avant-garde. Le premier dadaïste, le second surréaliste, entre les deux il n’y a pas de différence consubstantielle. On pourrait, dans une analyse plus détaillée et à l’aide d’autres films, rapprocher davantage les films dada du collage et les films surréalistes, de la forme que vont développer Dali et Buñuel, et qui aura un retentissement général dans l’histoire du cinéma. Regardons de plus près de quoi il s’agit.

On pourrait situer l’entreprise espagnole dans le même besoin qu’a expérimenté Eisenstein d’emprunter à la tragédie grecque sa structure. Dali et Buñuel utilisent la démarche de l’écriture automatique. Le film d’après le témoignage de Buñuel, très divergent de celui de Dalí [[Dalí prétend que Buñuel lui aurait montré le scénario du film et que c’est lui, Dalí, qui l’aurait récrit dans sa totalité.]], situe l’origine du film dans deux rêves qui figureront comme deux des scènes emblématiques du film: Buñuel aurait raconté à Dalí un rêve qu’il venait de faire, à savoir que la lune était découpée par une ligne de nuages qui la traversait par le milieu, après quoi un rasoir découpait un œil. De son côté, Dali avait rêvé qu’un fourmilier sortait de sa main. Le rêve de Buñuel –soit dit en passant, est le rêve du poète[[On pourrait penser que Buñuel a vécu sa jeunesse à l’ombre de Lorca: il se veut poète et l’idée de faire un film ne l’attire pas. Le déclencheur est Dali, même si c’est Buñuel qui se débrouille pour avoir l’argent auprès de sa mère.]], l’action violente qu’il met en images se déroule au cours d’une séquence toute entière. Le rêve de Dali, lui, est le rêve du peintre, l’action se résout en un seul plan. Mais les deux rêves, dans l’ensemble qu’ils allaient construire (ils devaient dire la première chose qui leur passait par la tête en sachant que l’autre avait le droit de veto), étaient destinés à changer radicalement notre conception de l’image. La lecture de Cocteau nous donne le contexte adéquat :

“J’ai vu des films drôles et splendides, je n’ai vu que trois grands films: Sherlok Holmes Junior de Buster Keaton, La Ruée vers l’or de Chaplin, Le Potemkine d’Eisenstein. Le premier, emploi parfait du merveilleux, La Ruée, chef d’œuvre égal par le détail et l’ensemble à L’idiot, à La Princesse de Clèves, au théâtre grec, Le Potemkine où un peuple s’exprime par un homme.
En relisant ces notes (octobre 1929), j’ajoute : Un Chien andalou, de Buñuel.
Le voilà, le style de l’âme. Hollywood devenait un garage de luxe et ses films des marques d’autos de plus en plus belles. Avec Un Chien andalou, on se retrouve à bicyclette.”[[COCTEAU, Jean, Opium, journal d’une désintoxication, Éditions Stock, Paris, 1930, p. 205-206.]]

Cocteau revient sur ses notes comme Guy Debord pour son aide mémoire, il est encore cinéphile. Dans un an il franchira le pas vers la réalisation et intègrera la liste sélecte des réalisateurs qui ont changé, pour Isou, le cinéma. Non sans tensions, Cocteau aura la clairvoyance d’épauler Traité de bave et d’éternité pour qu’il passe à Cannes. Remarquons que comme pour Eisenstein, l’œil de Cocteau voit l’unité de l’œuvre et compare Dostoïevsky et Chaplin. Il situe Un Chien andalou, à l’extrême du cinéma hollywoodien, c’est-à-dire aux antipodes de la représentation, cela nous renvoie à un fait historique de grand impact en Occident. En composant La poétique, Aristote ne tiendra pas compte de la poésie lyrique. La mimesis aristotélicienne, sur laquelle on sait aujourd’hui que pendant des siècles on a fait l’erreur de vouloir la traduire comme une simple imitation, joue un rôle majeur dans la création, vu qu’en elle repose l’acte de représenter. Il était donc normal pour Aristote de ne pas l’inclure dans son manuel sur comment construire une œuvre, car la poésie lyrique en elle même ne représente rien, elle était impossible à structurer.
Avec Un chien andalou on assiste à la consolidation d’une nouvelle forme, consolidation, parce que la peinture surréaliste avait déjà préparé le public à la prestidigitation de champs sémantiques, rien de plus ordinaire que le succès du film, ce qui a provoqué la réaction suivante chez Dalí :

Un chien andalou a eu un succès sans précédents à Paris; ce qui nous soulève d’indignation comme n’importe quel autre succès public. Mais nous pensons que le public qui a applaudi Un chien andalou est un public abruti par les revues et la “divulgation” d’avant-garde, qui applaudit par snobisme tout ce qui lui semble nouveau et bizarre. Ce public n’a pas compris le fond moral du film, qui est dirigé directement contre lui avec une violence et une cruauté totales. Le seul succès qui compte pour nous, c’est le discours d’Eisenstein au congrès de La Sarraz et le contrat de film avec la République des Soviets”[[DALI, Salvador, “Un chien andalou”, Mirador n° 39, paru dans Jeune dure et pure! Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France, Sous la direction de Nicole Brenez et Christian Lebrat, Cinémathèque Française/ Mazzotta, Paris, 2001, p,101. ]]

Buñuel aurait gardé de l’expérience du surréalisme ce trait: il s’agit d’un temps adjacent, ‘un moment d’arrêt’, idée qui est aujourd’hui à la mode. Langlois en parlant de Vigo aimait donner une définition du cinéma à sa façon, on le paraphrase : “Vous savez, le cinéma ce sont des images et du son, mais personne a réussi à faire le bleu de Vigo,”[[Cf. LÉVESQUE, Robert, Boudu chez Vigo, [En ligne] http://id.erudit.org/iderudit/10716ac ]]. Par ce bleu, secret comme le bleu de Chartres, il pensait à la scène où le jeu des enfants se sacralise dans Zéro de conduite: soudain l’image tourne à rebours et sur une musique féerique commence une procession au ralenti avec l’ambiance survolée des plumes des oreillers qui ont servi à la transgression. On remarquera l’effet de la musique qui enveloppe et donne son rythme à la scène, puis deux facteurs qui altèrent notre perception: l’image à rebours et le ralenti, c’était ça le cinéma pour Langlois, l’homme qui a construit le regard des générations. La lecture ciselante de Isou de la forme cinématographique allait à l’encontre de Langlois, la rupture était justement la séparation de l’image et du son, et avec cette séparation l’obligation de construire deux images différentes, l’image acoustique et l’image photographique. Lorsque le cinéma est devenu parlant, Eisenstein, qui a tout pensé avant tout le monde, car il devait le faire au nom de l’avant-garde russe, a écrit en 1928 le manifeste “du contre-point orchestral”: cela permettait de faire du temps au cinéma russe qui avait du retard dans l’invention de la technique du film sonore. Eisenstein avait peur que l’action conquise par ses ‘axiomes’ de montage souffrît face à la présence de la voix, d’un dialogue, d’un élément qui allait perturber la vision du film. Ainsi, il va prôner la disjonction :

“3.- Seule l’utilisation du son en guise de contrepoint vis-à-vis d’un morceau de montage visuel offre de nouvelles possibilités de développer et de perfectionner le montage. Les premières expériences avec le son doivent être dirigées vers sa « non-coïncidence » avec les images visuelles.
Cette méthode d’attaque seule produira la sensation recherchée qui conduira, avec le temps, à la création d’un nouveau contrepoint orchestral d’images-visions et d’images-sons.”[[EISENSTEIN, Serguei, Manifeste. [En ligne] http://www.contre informations.fr/classiques/brechtbarbusse/eisenstein3.html]]

Mais cela n’enlève rien au pas franchi par Isou. Le point de départ de son esthétique du cinéma est l’analyse froide d’une économie déjà industrielle et spectaculaire, représentée par trois carrés concentriques. Le noyau, la ligne-esthéthique qu’il faut à tout prix dynamiter, est protégé par la “ligne mécanique”, l’ensemble de la salle, à la fois protégée, par “la ligne ambiante”, “la branche entière du spectacle, la partie à distractions qui contient la quote-part de l’ens-œconomicus offerte au cinéma ou touché par lui. ”[[Isou, op. cit., p15.]] L’ensemble soulève déjà un bon nombre de problématiques auxquelles les cinéastes lettristes vont se confronter. Pour dynamiter, il faut d’abord réussir à s’infiltrer, et puisqu’une industrie est définie par l’envergure de ses moyens de production, et les codes qui donnent accès à cette production, il n’y avait rien de plus utopique pour un jeune de 25 ans que de se lancer dans la réalisation d’un film. Si l’on veut le manifeste ne pouvait pas aller dans un autre sens et il fallait assumer le résultat. Isou intégrera tout à son passage, des accidents techniques seront accompagnés des accidents volontaires. Il s’agit d’un moment charnière où le mouvement aurait pu forcer à repenser toute la logistique et l’économie du cinéma. Mais la censure, se prononçant contre L’Anticoncept, ferme toute possibilité d’action. Jean-Michel Bouhours a raison de remarquer que “Le film n’ayant aucun contenu politique ou pornographique, force est d’admettre que c’est sa seule forme qui a amené les membres de la commission à cette décision. […] L’œuvre anticonceptuelle mettait en échec les catégories de jugement de ces représentants et défenseurs des valeurs de la société dont la mission était de faire barrage aux films susceptibles de troubler l’ordre public.”[[Bouhours, op. cit., p. 176.]] Mais l’importance était l’émergence d’une voix, différente de celle d’Isou, la mise en abyme n’était pas moins (sic) “spectaculaire”, en disant d’une voix qui surgissait de la ‘mégapneumie [[“Ce grand souffle est une musique organique, une poésie physique, où les sons sont des colonnes d’air qui se comportent en colonnes vibrantes dans le larynx. Dans ses nombreuses notes, Wolman évoque le rythme et le son, tous deux résultant d’un mouvement –respectivement primaire et secondaire–, et cite Pavlov, qui repère dans les pulsations sanguines l’origine phénoménologique du rythme”. Idem., p.178.]]:

“Il jonglait très vite entre les sentiers battus avec les mots usés, pour ne pas les voir érigeait des phrases fragiles qui tombaient avant l’entendement, il voulait rénover l’amour par une technique filmique… nouvelle”.

Un paroxysme s’annonce et l’on répond avec l’humour : “Homme –Qu’est-ce que l’amour unique? Femme – Je ne répondrai que face à mon avocat”. Jeunesse mélancolique s’il en est, on a vu aussi d’autre grandes voix se lever, celle de Guy Debord, qui a réalisé une œuvre dont nous sommes encore débiteurs et de laquelle on ne tire pas encore l’ensemble des conséquences, de même que celle de Maurice Lemaître qui, infatigable, dénoncera les institutions chargées de subventionner le cinéma. Inventeur du happening, ses films réalisés avec des films volés, nous montraient l’obsolescence de notre regard confiné à un spectacle en toc, toc de l’imaginaire absurde depuis lequel il poursuivait sa dénonciation.
Depuis ses origines, le cinéma parlant s’était constitué comme une fusion, plus ou moins réussie des images et du son, qui remit en cause l’ancienne tension du montage. Les peurs du manifeste d’Eisenstein étaient bien fondées, mais lui même, n’ayant jamais pratiqué le ‘contrepoint orchestral’, a fini par trouver des formes efficaces avec la musique, qui sont devenues canoniques et qu’aujourd’hui l’on pourrait dire épuisées, “car toute addition de son à des fractions de montage intensifiera leur inertie en tant que telles et enrichira leur signification intrinsèque, et cela sera sans aucun doute au détriment du montage”[[Ibid., 176.]].

Trois ans après que Guy Debord commence son œuvre en s’attaquant à la société du spectacle, Pasolini réalise un film qui n’utilisait que des images d’archives d’actualités. La rage (1963) était un projet à l’initiative du producteur du ciné-journal, dont le fonds fournissait les images du film, ceci donna à Pasolini l’idée d’introduire dans la structure du film à côté de la « voce uficiale », une « voce in poesia » et une « voce in prosa ». Sans le savoir peut-être, il réunissait l’action lettriste et situationniste, les deux voix prenaient forme dans un corps propre en s’imposant aux images, la disjonction était effectuée, puis, dans le climax du film qui ne cherchait qu’à répondre à la question: « Pourquoi notre vie est dominée du mécontentement, de l’angoisse, de la peur de la guerre, de la guerre? ». En empruntant la voie préconisée par Debord, le détournement, il répondait:

« LII ALGERIA: SERIE DI FOTOGRAFIE DI TORTURATI E DI SEVIZIATI

Voce in poesia

Sui miei stracci sporchi
sulla mia nudità scheletrita
su mia madre zingara
su mio padre pecoraio
scrivo il tuo nome… »

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